Premiers pas dans le Cercle d’Isis
Malgré son sang-froid, Gabriel sentait battre son cœur sous l’effet du suspens qui suivi ses trois coups de canne. La personne qui lui ouvrirait serait-elle un vieux barbu chevrotant ? Une beauté sombre à la peau claire en robe noire ? Un jeune assistant à fleur de peau ? Il jeta un œil à gauche et à droite, pour vérifier qu’il n’était pas épié. Personne.
Personne non plus à la porte. Il fit un pas en arrière pour vérifier qu’il était bien au bon endroit – à n’en pas douter – avant de se remettre face à la porte. Il failli frapper à nouveau à la porte, mais se retint au dernier moment. Ce ne serait pas convenable de se montrer insistant, et il avait cru comprendre que les sorciers étaient en général soucieux du protocole et de la courtoisie.
Au bout d’une minute, il commença à s’impatienter. S’était-il trompé dans la date ? Non, il ne pouvait pas être en retard, il avait vérifié trois fois, et retenait plutôt bien ce genre d’informations pratiques. Il jeta un œil à sa montre (discret modèle noir, ça va avec tout), pour constater qu’il attend depuis près d’une minute et demi. Peut-être l’occupant n’a-t-il pas entendu. Il ne serait pas inconvenant de frapper à nouveau dans ce cas…
Il hésite un instant. Puis s’y résout. Il est patient, mais n’aime pas attendre dans un endroit ou une posture inappropriée. Il lève sa canne et frappe à nouveau. Deux coups. Plus forts. Il attend. Si son enseignement doit se faire avec une vieille sorcière sourde comme professeur, ça promettait… Il se dessina un portrait mental représentant une femme âgée, ridée, courbée, l’air acariâtre et la voix rauque et acerbe.
Quelle ne fut pas sa surprise quand il découvrit une belle jeune femme aux cheveux violets mi longs, portant une sorte de tenue pratique constituée d’un pantalon noir et d’un haut sans manche dévoilant ses ravissantes épaules. Plus étonnant encore étaient les getas qu’elle portait aux pieds, une touche japonaise que ne laissait pas soupçonner son visage occidental.
Alors qu’il la dévisageait, il se rendit compte qu’elle faisait de même. Gabriel devait reconnaître – et il en était même fier – que sa tenue n’était pas non plus ce qu’on pouvait qualifier d’habituel. Par contre, il ne s’était pas attendu à ce qu’elle lui demande ce qu’il faisait là. Visiblement, son accoutrement était soit trop original, soit pas assez pour lui donner l’air d’un apprenti sorcier.
C’était le moment de faire bonne impression. Gabriel proposa une petite révérence en faisant passer son pied droit derrière le gauche, et déclara d’une voix claire et enjouée :
« Bonjour Madame, je suis ravi de vous rencontrer ! Je m’appelle Gabriel, Gabriel Doucelance, et j’ai reçu l’honneur de pouvoir étudier ici ! »
Il ignorait s’il s’adressait directement au professeur, mais le mystère et l’assurance de la jeune femme étaient autant d’indices qui le lui faisait supposer. Après une courte pause, pendant laquelle il se demanda si on allait lui dire de repartir sans autre forme de procès, et comment il pourrait réagir dans ce cas, elle mit fin au suspense et lui ouvrit la porte en grand.
« Merci beaucoup… Madame ? » Lui demanda Gabriel avec l’aisance d’un agent immobilier qui fait visiter une villa. Son interlocutrice attendit d’avoir refermé la porte pour lui répondre. L’intérieur était excessivement sobre, il fut surpris d’y découvrir aussi peu de fantaisie, pour ne pas dire une absence totale de fantaisie. Pas la moindre décoration.
« Je m’appelle Cat… et je suis ton professeur, félicitation pour ton admission, et saches que si tu as des questions sur les cours, tu les poseras demain lors du premier cours. Viens je te fais visiter. »
Gabriel fut rassuré, bien que son visage n’ait jamais trahit son inquiétude. Il était donc face à son enseignante, comme il s’en doutait. Cat… Cela avait-il un rapport avec le paillasson évoquant un miaulement ? Il espéra intérieurement qu’elle n’était le genre de personne monomaniaque à mettre des chats / des chiens / des voitures / des hiboux partout où elles pouvaient.
Il voulut la remercier pour ses félicitations, mais elle ne lui en laissa pas le temps. Il se contenta de répondre avec enthousiasme :
« Je vous suis ! »
Alors qu’ils commençaient la visite, il se demanda s’il devait l’appeler « professeur », « madame », ou tout simplement « Cat », mais il n’eut pas le temps de la poser. Il avait à peine ouvert la bouche qu’elle reprit la parole :
« Au rez-de chaussé, vous avez droit à la Cuisine Collective seulement, sois rassuré vous avez davantage à l’étage. »
C’était en effet une cuisine parfaitement normale. Il comprit que la place serait bien plus importante au premier, et fut effectivement rassuré. Mais il commença à se rendre compte qu’il ne vivrait pas dans un palace ou dans un monde à part. Il s’était longuement demandé à quoi ressemblerait le repaire d’une sorcière, de quels artifices ou privilèges ces habitants du monde de l’occulte disposaient-ils que ne connaissaient pas les simples mortels ?
Visiblement, il n’y en avait pas. Il allait vivre en collocation chez une inconnue, comme tout étudiant en manque d’argent. Il aurait le droit d’utiliser la cuisine, mais pas de rentrer dans les autres pièces. Il s’attendait presque à ce qu’on lui demande de s’inscrire au planning des tâches ménagères ou de tenir l’inventaire des rouleaux de papier toilette.
« Ho et la porte sous l’escalier c’est pour aller à la cave, il y a la machine à laver, le disjoncteur et tout le tralala…
– D’accord… »
Il allait effectivement devoir s’occuper de tout lui-même. Allez, il allait s’y attendre, il n’était encore qu’un simple apprenti. Il aurait bien assez le temps pour engager des larbins quand il serait devenu quelqu’un d’important. Mais pourquoi le disjoncteur… Il jeta un coup d’œil dans la cave, pour découvrir une pièce pleine de poussière où trônait la chaudière. Très engageant !
Tout aussi engageant que toutes ces portes fermées qu’il était défendu de franchir…
Lorsqu’ils commencèrent l’ascension des escaliers, il se remit à espérer. Peut-être que les merveilles allaient se révéler à ses yeux maintenant !
La chambre VIP ? Même la chambre de ses 7 ans était plus confortable. Il n’osait même pas imaginer les autres ! Cela dit, il appréciait le système consistant à avantager les plus méritants. Lui qui savait se donner à fond dans une tâche, il avait hâte de faire valoir sa supériorité sur ses camarades.
Il observa l’intérieur de la « Salle des élèves » avec un air circonspect. Un certain nombre d’ustensiles aux usages variés garnissait quatre tables rassemblées au centre de la pièce et les étagères accrochées sur ses murs. Elle ressemblait plus à une salle de cours d’arts plastiques pour petits groupes, mais on trouverait bien quelque chose à en faire. Evidemment rien d’explosif. Quoique…
Alors qu’il s’apprête à sortir, son regard est soudainement attiré par la fenêtre. Il n’y distingue aucun bâtiment, seulement des arbres et un ciel bleu. Il soupire en pensant qu’il s’agit de cache-misère pour égayer des fenêtres condamnées, mais s’arrête soudain. Quelque chose ne colle pas. Il s’approche, et ses lèvres s’entrouvrent lentement tandis qu’il se rend compte de ce qu’il est en train de contempler.
La nature qui s’étend devant ses yeux est bien réelle ! Son cœur accélère, comme à chaque fois qu’il est témoin d’une manifestation évidente de magie. Il n’est plus à Londres, une étendue verdoyante sans fin couvre l’intégralité du paysage ! Des vallons herbeux piquetés d’arbres sont traversés par une petite route de campagne. Pas un seul être humain n’est visible ! Il est interrompu dans son émerveillement par sa professeur qui reprend la parole :
« Ho les autres élèves ne devraient plus trop tarder je pense. Je vais retourner attendre en bas, de ton coté défais tes bagages, si tu as des courses à faire vas-y vite car tu n’as qu’une heure pour les faire. »
Il acquiesce de la tête, encore sous le choc de ce qu’il vient de voir. Il jette un œil à la chambre double qu’elle lui désigne, qui n’a à ses yeux pas de grande différence avec celle réservée à la VIP hormis qu’elle est pour deux personnes. Il commence vaguement à planifier le rapatriement de ses bagages au moment où elle lui dit qu’il devra gérer seul ses besoins personnels. Evidemment, était-ce besoin de le préciser ?
« Ho…et au cas où tu te poses la question... Si tu n’es pas à l’intérieur de la maison dans une heure, tu ne pourras plus entrer, la porte ne se trouve pas réellement sur London. »
Il se tourne vers elle en réalisant subitement ce que cela signifie. Sa légère inquiétude vis-à-vis de ses bagages se change soudain en angoisse avérée. Aura-t-il le temps ? Il dit, précipitamment :
« Je- Je vais chercher le reste de mes affaires ! A très vite ! »
Puis, sans prendre le temps d’écouter sa réponse, le voilà qui dévale les escaliers à toute allure. Son slim lui permettant mal les mouvements rapides, il s’efforce de ne pas se vautrer dans l’escalier et sort en trombe de la maison. Il rejoint la plus proche station de métro en quatrième vitesse, pour se précipiter chez lui et récupérer ses affaires.
Le voilà qui tire le plus vite possible ses trois imposantes valises dans les rues de Londres, cognant systématiquement ses genoux à ses bagages. Etrangement, ce n’est pas son habituel désir de vengeance ou de puissance qui le pousse, mais bien une curiosité sans borne, pour cet univers qu’il est sur le point de découvrir.
C’est complètement hors d’haleine qu’il arrive à la porte, tournant la poignée sans prendre le temps de regarder sa montre. Il ignore ce qu’il trouvera s’il est en retard, mais c’est bien dans le Mayberry Cottage qu’il s’effondre sur le palier. Haletant, il se relève péniblement et referme la porte, les poumons en feu et les jambes endolories. Il regarde ses imposantes valises avec une certaine fierté mêlée de ressentiment. Alors qu’il tente de reprendre son souffle, il jette un coup d’œil à sa montre. Cinquante-trois minutes. S’il avait raté un métro, tout ce pour quoi il avait tant donné se serait effondré.
Mais c’était bon.
Il était arrivé.
La partie allait pouvoir commencer !