Wallace "le 25ème" Williams, l'eau qui dort...

Parler de moi ? Je suppose que je peux, mais par où commencer ? Quand je dis aux gens que ma famille était écossaise d'origine, ils sont surpris. D'abord parce que j'ai une bonne part de traits asiatiques, et ensuite parce que je n'ai ni l'accent, ni le caractère un peu rude auquel ils s'attendent. Du genre "Ay lads, gud day fer a footie innit ?", vous voyez ? Non, ils me disent que je suis beaucoup plus doux. Une amie m'a même dit parfois que j'avais l'air... "cotonneux". A cause de mon air un peu endormi. Ou de mes pull-over. Ou de mes cheveux parfois, même si je ne suis pas sûr que ça ait vraiment du sens. Peut-être que j'ai les cheveux qui boulochent. Ce serait bizarre...

Autre chose... Oui, ce n'est pas tant que j'arrive à dormir partout. Je suis narcoleptique, depuis des années. C'est à dire que j'ai du mal à bien dormir tout court. Je grappille des miettes de sommeil comme je peux dans la journée et dans la nuit, mais c'est jamais assez, faut avouer. Alors oui, ça arrive que je pique du nez en plein travail. Ou dans un bus. Ou au milieu d'une discussion.

Oh non, ça ne devrait pas arriver maintenant. En fait, des fois la limite entre ce qui est réel et ce qui est un rêve est floue. Comme quand... Je rêvais que je prenais le bus pour aller en cours, alors qu'en fait j'étais déjà dans l'amphithéâtre en train de dormir. Et me concentrer pour essayer de discerner les deux, ça ne fait que m'épuiser encore plus. Alors à la place, je laisse mon esprit se balader d'un détail à un autre autour de moi. C'est un peu comme si le monde était un tableau et que je cherchais les traits de pinceaux pour l'authentifier. Parce que j'ai remarqué que c'est impossible de fixer les détails dans un rêve. Comme s'ils glissaient toujours dans le coin de l'oeil...
Alors que dans le monde réel, je peux les observer. C'est toujours intéressant. En fait, c'est un peu comme si rêvasser me permettait de garder la tête hors de l'eau. Ça permet de jeter un fil de pensée, de réflexion ou de questions auquel mon cerveau s'accroche. Par exemple, ici je vois qu'il y a beaucoup de livres mais ils ont des titres qui me paraissent bizarres comme "Apprivoiser un Cat Sidhe" ou "Les propriétés de la gelée stellaire", ou "Etudes et essais sur les kelpie". Maintenant, je me demande si vous avez beaucoup d'autres livres ésotériques et pourquoi...

Forcément, ça ne m'aide pas à la concentration. C'est pour ça que c'est difficile de suivre des cours. D'un autre côté... C'est aussi bien de pouvoir apprécier les petits détails de la vie. Je pense que les gens ne le font pas assez. Ça aide à voir les choses du bon côté. Comme cette fois où j'ai loupé mon bus pour prendre mon service à la brasserie. Je savais que j'arriverais en retard, ce qui est forcément embêtant, mais il pleuvait et beaucoup d'escargots essayaient de traverser la route. Donc je les ai aidé, et la journée était un peu meilleure, parce que j'essayais d'imaginer quelle vie ils pouvaient mener de l'autre côté. Une vie simple d'escargot, probablement...

Il est possible que je néglige mon travail, oui. Mais je l'ai pas vraiment choisi celui-ci. Ce que je voudrais, c'est pouvoir aider les gens. Je pense. Il n'y a que quand ils veulent vraiment me confier leurs soucis que je trouve la force de les écouter. Parce que je sais que quelque chose leur tient à cœur et que le simple fait d'être entendu peut leur faire du bien. Parfois, j'arrive à comprendre que quelque chose ne va pas simplement en observant une personne, mais pour ce qui est d'aborder le vrai problème... C'est autre chose. C'est bête, je sais qu'on peut pas aider tout le monde, mais réussir à aider une personne de temps en temps... C'est un peu comme aider les escargots à traverser la route.

Ça rend la journée meilleure.

Mon histoire ? Et ben... Je pourrais commencer par ma naissance, mais il faut remonter plus loin que ça pour comprendre certaines choses. Ma famille était écossaise à l'origine. Mais il y a longtemps, elle a été engagée dans un mariage forcé avec une famille anglaise, les Williams. Depuis, tous les hommes Williams s'appellent Wallace, par esprit de contrariété. Les administrations et les services postaux ont tendance à nous détester. Et pour les réunions de famille c'est un peu compliqué. On a épuisé la liste des surnoms possibles depuis longtemps, alors entre cousins on s’appelle simplement par nos numéros. Je suis le 25ème.  

Ensuite, ça devient particulier. Mon père est un Williams, le 22ème Wallace -entre lui et moi il y a son frère et son fils, mon cousin- et ma mère était japonaise. C'est un peu tout ce que je sais d'elle, puisqu'elle est repartie très vite au Japon après ma naissance. Et Papa ne veut plus trop en parler maintenant. C'est quand même dommage de devoir partir en laissant sa famille, mais je suppose qu'elle avait quelque chose d'important à faire là-bas. J'imagine qu'elle reviendra le moment venu et rien ne m'empêche de lui rendre visite de toute façon. Enfin, à part le fait que je n'ai pas son adresse là-bas. Ni de moyen de la contacter d'ici. Mais bon, ça ne doit pas être si difficile à retrouver.

Mon père travaille pour la brasserie familiale. On y fait du whisky et de la bière que je trouve trop amère. C'est là qu'on a toujours voulu que je travaille, un peu par défaut. Mais, comme je voulais aider les gens, j'ai choisi de plutôt continuer mes études. Évidemment, j'ai pensé à la médecine, mais j'ai été recalé. Alors je suis parti en sociologie, pour mieux comprendre la société et voir quels étaient ses problèmes. Ben... Figurez vous qu'il y en a quand même pas mal, donc je me suis dis que c'était peut-être pas le meilleur angle d'attaque. Alors je suis parti en psychologie. Ça m'a paru bien mieux. Les cours étaient pas simples à suivre. Je me suis accroché à ce livre sur l'interprétation des rêves et c'est vraiment ce qui a retenu mon attention. C'était très intéressant.

On était à l'université d'Heriot-Watt, à Edimbourg et la plupart des première année s'amusaient à se psychanalyser entre eux. Mais... Ils faisaient ça pour s'amuser de ce qu'ils venaient d'apprendre, pas parce qu'ils se souciaient vraiment les uns des autres. La seule à vraiment s'intéresser aux gens dans ma promo était une française. Elle s'appelait Isabelle. C'est elle qui me trouvait cotonneux. Elle était gentille... Je pouvais rattraper sur ses notes de cours ce que j'avais manqué en dormant. On révisait la plupart des examens ensemble. Ça a été trois bonnes années. Trois seulement, parce qu'ensuite elle a finalement été acceptée à l'université où elle voulait aller en premier lieu. A Londres. Franchement, je suis habitué aux rêves qui ne durent pas, mais j'aurais vraiment aimé que celui-ci dure plus longtemps...

Mais bon, cet été j'ai commencé à travailler à la brasserie familiale. Maintenant, j'ai de l'argent pour lui rendre visite de temps en temps. Ha, oui la conclusion de mes études a pas été fameuse et je ne suis pas sorti avec un diplôme. Mais bon tant pis. La brasserie n'est pas si mal. Les gens sont sympa et les clients aiment bien discuter un peu parfois. J'ai aussi appris à faire des cocktails pendant mon service au bar. Alors... Je ne sais pas si vous m'avez fait venir ici pour ça, mais c'est quelque chose que je sais faire.